A pratiquer quotidiennement le commerce (ou n'importe quelle autre activité professionnelle) on mécanise beaucoup de choses et le regard sur ce que l'on fait perd de son acuité. Je peux ainsi oublier parfois l'un ou l'autre des produits qui peuvent être achetés sur mon lieu de travail. Et ainsi je reste éberlué de temps en temps à la caisse de voir se vendre certains articles textile dont je ne voudrais pas même comme chiffon pour faire la poussière chez moi.
Ce qui m'a ramené à l'esprit cette semaine une vente particulière survenue lorsque j'oeuvrais dans mon propre négoce de tapis d'Orient.
A l'époque de son ouverture, j'étais évidemment parti faire le tour des fournisseurs pour constituer mon stock. J'avais en tête le genre de tapis que je souhaitais proposer, très en adéquation avec le style que j'affectionnais. Mais aussi, désireux de ne rien laisser au hasard, j'entendais bien ratisser large. Les tapis d'Orient ont à tort une réputation de produits vieillots essentiellement destinés à une clientèle âgée. Même si en mon for intérieur je ne souscrivais pas à cette tendance, je m'étais mis en quête de quelque pièces "modernes" à proposer aux éventuels clients très jeunes que j'espérais voir fréquenter ma boutique, attiré par mon entrain juvénile et crétin. Comment le simple fait que je puisse le croire allait-il réellement les ramener jusqu'à la boutique ?! J'adore les illusions de la jeunesse.
Bref, me voici rendu aux entrepôts sous douanes de Paris et les arpentant dans leur partie réservée aux importateurs de tapis. Djadda frères, Vossough tapis, Montezami Import.... C'était déjà un voyage de noms...
Et chez un indien sirupeux, je fais l'achat de quelques tapis chinois de la région Sinkiang, origine de tapis d'Orient que l'on dénomme aussi "les tapis de Samarcande", c'est tout un programme.
Ces tapis en laines ont pour particularités d'être noués en laines colorées et de proposer des motifs géométriques plutôt sommaires. Modernes non ?
Et voila que dans le lot, j'achète un tapis gris, simplement borduré d'un liseré noir et dans lequel le tisserand a poussé son art pictural au paroxysme, traduit par l'inclusion d'un petit dromadaire stylisé dans un coin, le géométrique ruminant étant noir, lui aussi.
Quel achat! Une erreur de jeunesse ou un trop plein d'enthousiasme, je ne sais plus, c'est vieux.
Il n'est pas rare dans ce métier de posséder, les années passant, une collection de tapis invendus. J'étais assez fier de ne pas en cumuler tant que ça, mais il me faut admettre que ce tapis gris restait obstinément à sa place dans la pile des "dozars" que je proposais en magasin (dozar désignant un format de tapis, un zar étant une unité de mesure iranniène proche du mètre, dozar pour deux mètres environ sur un mètre quarante )....
Et à dormir d'un sommeil lourd dans cette pile, il était devenu si invisible à mes yeux que je ne le mentionnais même plus mécaniquement lorsque j'effeuillais la pile au regard d'un acheteur à convaincre.
Et puis un jour, en plein effeuillage, une cliente de dit stop ! attendez !! Faites moi voir celui-ci là. Je redescend un puis deux tapis dans un splendide feuilletage inversé, dont ce gris que je masque sans même y penser par un autre tapis, à la recherche de celui pour lequel elle m'a brisé le tympan gauche.
Et elle me dit alors, celui-là, le gris là!!
Et bien des limbes infinies où je l'avais laissé se putréfier, désireux de m'en débarrasser pour sa valeur d'achat (hérésie commerciale urticante pour un vendeur de tapis), voire moins (ignominie sclérosante), le cri du coeur de la cliente me l'a aussitôt fait placer sur un piédestal, incroyable rareté, à vendre au prix fort!
J'espère qu'il décore encore son salon.
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