Au début de mon ébourriffante carrière de manager d’un centre de profit ne m’appartenant pas, je pris poste à Bourg en Bresse, pas loin de la majestueuse et grise abbaye de Brou.
Côté Lyon, en famille, nous occupions alors une vielle grange restaurée, installée bancalement sur un coteau des monts du lyonnais. De nos fenêtres il nous offrait une vue sylvestre si exceptionnelle que même la ligne à haute tension qui bourdonnait continuellement au –dessus de la bâtisse et l’eiffelien pylone en acier auquel elle pendait ne suffirent à nous faire déménager.
Ce qui fait que pour me rendre là-bas, je devais traverser l’est lyonnais jusqu’à la gare de la Part-Dieu, prendre un train régional (parfois une micheline de mon enfance !) puis marcher 2 kilomètres pour arriver au magasin. Une pérégrination quotidienne d’environ 4 heures dont 2 trajets ferroviaires de 40 minutes chacun.
J’adore prendre le train, surtout quand il est lent. Lire et lever la tête pour voir défiler la campagne est un luxe inouï dont je ne me lasse pas. C’est probablement une des seules lenteurs que je regrette de ne pas plus pratiquer. Même à cette époque ou sa répétitivité engendrait une certaine monotonie, le lisais et j’aimais le soleil sur les étangs, le brouillard humide qui perlait les arbres, la neige immaculée sur les parcelles et les fumées qui étiraient leurs filaments blancs dans les matins froids. Je traversais des gares si minuscules que certaines ne disposaient que d’une voie de circulation et souvent la vieille micheline broutait sur une voie de garage pour laisser passage libre au corail échevelé d’Annecy passablement en retard (et moi aussi du coup).
Mais comme chaque usager régulier j’ai du vivre mon lot de grèves et d’avanies propres au monde du chemin de fer. Les prévues, les imprévues, les spontanées, les organisées, les sauvages. Les gars du rail ont des ressources insoupçonnées dont on ne peut savourer la torture qu’en adepte forcé.
Ma micheline préférée de cette époque était donc rouge, comme celle des plus belles heures de mon enfance pagnolesque, quand avec ma Grand-Mère le dimanche, mon frère et moi ferrovions vers mes cousins de la campagne, de Marseille à Rognac en passant par l’Estaque. Et fin de journée, attendant sagement 19h07 pour s’élancer, elle somnolait benoitement sur un des quais de la gare de Bourg en Bresse, sagement attentive à la proche arrivée du conducteur. Moi je sortais en courant de la voiture d’un collège qui m’avait déposé précipitamment, après que nous ayons fermé le magasin à toute berzingue pour que je ne loupe surtout pas ce trajet.
Un soir comme les autres je montais quatre à quatre les marches du souterrain et je jaillissais vers le wagon accroché à la motrice, dans lequel je m’affalais après cette course habituelle. Même pas essoufflé, je donnais libre cours à mon penchant livresque si habillement dissimulé par mon imposante carrure d’athlète, en me plongeant immédiatement dans les longues aventures de Frodon Saquet (je m’en rappelle, j’usais de l’édition broché du Seigneur des Anneaux qui pèse un âne mort).
Happé aussitôt par ma lecture, je n’ai pas prêté attention au paysage qui ne défilait pas et quand à 19h15, m’intriguant enfin du retard au démarrage et de la proximité anormale du quai, j’ai levé les yeux, ce fut pour constater que le wagon avait été décroché de la motrice et que cette dernière était déjà si loin que de ses feux arrières je ne vis la lumière. Je me rappelle avoir crié fort dans le bureau du chef de gare et surtout de sa patience fatiguée, quand sans argument ni solution, avachi sur sa chaise surannée, il attendait en silence et les yeux ailleurs que j’ai fini ma diatribe pour ne pas me livrer d’excuses dont je n’avais que faire.
Je me demande si demain il fait grève celui-là ?
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